Le yidich, l’enseignant et le locuteur
Lundi 17 décembre 2012
Le yidich (vous me passerez cette orthographe qui ne se plie pas à la norme américaine dont l’ingérence dans les langues de l’Europe centrale ne me semble pas indispensable) est, plus qu’une autre langue, objet d’un soin jaloux de la part de ses derniers locuteurs, jaloux parfois au point de ne pas comprendre qu’on puisse s’y intéresser sans l’avoir entendu dans sa jeunesse. On comprend assez bien pourquoi. Mais non, c’est ainsi, je regrette, personne ne m’a parlé yidich dans mon enfance, aucun de mes ancêtres jusqu’à la cinquième génération n’a eu d’autre langue maternelle que le français. Cette désolante monotonie est peut-être a contrario la cause de mon intérêt pour les langues. J’ai entendu parler pour la première fois de cette langue, en termes très négatifs comme c’est souvent le cas, vers quinze ans. Je m’y suis intéressé dans le cadre de mon étude de l’allemand, j’ai lu le livre de Salcia Landmann, et je me suis inscrit aux cours de Derczanski quand j’ai découvert la fac de Vincennes. J’ai écouté des chansons, lu des livres, et même travaillé à une petite méthode de yidich pour débutants. J’en ai donc une connaissance superficielle et théorique, et quand je cite un mot ou une expression, c’est que je l’ai lue quelque part ou entendue dans une chanson.
L’étude du yidich, ou tout du moins son approche, nous confronte aussi au problème de la norme, dont d’aucuns ont du mal à comprendre l’importance pour une langue si peu vivante. Ses locuteurs attitrés supportent souvent assez mal qu’on leur oppose une norme différente de leur pratique authentique. L’exemple le plus classique étant la prononciation, très fréquente, du [u] comme un [i]. Pourtant l’apprentissage, même très partiel et élémentaire d’une langue, quelle qu’elle soit, suppose, exige même qu’on choisisse une norme, qui ne sera pas nécessairement, dans le cas du yidich, celle du shtetl de votre référent. Qui sera même très probablement celle des « normateurs » du yidich, qui ont défini et répandu dans le monde yidich une forme standardisée de la langue, basée sur la variante lituanienne, mais qui ne lui est pas identique. Et c’est évidemment cette norme qui s’impose dans les publications, les méthodes, les grammaires, c’est celle du yidich standard ou « klalyidish ». C’est donc cette forme que j’ai étudiée et essayé ensuite d’enseigner à des débutants. En fait j’avais très rarement affaire à de vrais débutants, ce qui me mettait en position délicate puisque mon niveau n’était pas très élevé. Et pour cause : on ne pouvait pas à cette époque suivre de véritables études de yidich comme on le faisait pour l’allemand par exemple.
En réalité ce problème n’est pas propre au yidich. Il n’est pas rare que j’essaie de donner quelques explications théoriques sur une langue, à l’occasion du petit cours qui précède les repas linguistiques, et que les participants me regardent d’un air soupçonneux en disant, ah bon, pourtant le référent dit comme ça ; voire, pour les plus teigneux : tu n’en sais tout de même pas plus que les gens de langue maternelle. Prenons un exemple : je dis, parce que je l’ai lu dans un ouvrage qui m’a paru sérieux, qu’en japonais il n’y a que des syllabes ouvertes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’accumulations de consonnes, qu’il n’y a que 5 voyelles, qu’il est donc inutile d’ergoter sur la différence entre [ü] et [u], qu’il n’y a pas d’opposition entre l et r à condition de rouler les r (sinon on produit un son qui doit leur paraître horriblement barbare, mais comme ils sont d’une exquise politesse, c’est bien connu, ils ne vous le diront pas). Eh bien, tout ça est peine perdue, on se concentre sur le fait que la Japonaise a dit [ü], alors que moi j’ai dit [u], et le reste de mes explications est discrédité.
En réalité pour apprendre une langue à partir d’un certain âge, il faut combiner l’enseignement théorique, pour lequel il n’est ni nécessaire ni suffisant d’être de langue maternelle, et la pratique, qui se fait effectivement de préférence avec des gens qui parlent tout à fait couramment. C’est pourquoi dans les bons établissements scolaires il y a des professeurs et des lecteurs. Et s’il y a des différences, ce qui est inévitable, puisque chaque locuteur a ses particularités, et que la théorie n’est qu’une théorie, par essence incomplète et imparfaite, il faut en tirer profit pour essayer de comprendre cette diversité, en non pour discréditer l’enseignant. Combiner, ce n’est pas opposer. Mais voilà, la collaboration entre apprenants, enseignants et locuteurs, c’est toujours problématique, comme tout ce qui se fait à plusieurs : les associations, les AG, les enfants...