Chanter sans massacrer les langues
Samedi 6 novembre 2010
Chanter dans une langue étrangère suppose un effort d’adaptation. Vous risquez de faire pleurer les Polonais — de rage et non d’émotion — si vous massacrez leur langue, bien que ce soit un net progrès par rapport au massacre des populations.
Cela dit, il est plutôt plus facile de chanter une langue que de la parler, puisque plusieurs traits de la langue sont neutralisés, notamment les longueurs et les accents toniques (qui sont transposés musicalement), qui posent souvent des problèmes aux francophones. On peut remarquer qu’inversement, il est plus difficile de comprendre un texte chanté.
Pour les langues qui ne s’écrivent pas en caractères latins, il n’est pas rare de trouver des systèmes peu cohérents, et il arrive que dans le corps d’un même texte, le même phonème soit transcrit de différentes façons, et qu’inversement le même signe corresponde à plusieurs phonèmes. Si bien que souvent on ne peut ni prononcer le mot ne serait-ce que de façon approximative, ni même parfois l’identifier. Il arrive par exemple que le ch corresponde tantôt à [sh], tantôt au Ach-Laut de l’allemand, ou que le z transcrive parfois le son [ts], parfois le son [z].
Nos transcriptions sont plus ou moins arbitraires (comme toutes les autres), mais elles s’efforcent d’être cohérentes, et elles ne sont pas basées sur l’orthographe du français : le r est roulé, le son correspondant au r parisien, lorsqu’il existe, sera transcrit gh ; kh représente le Ach-Laut de l’allemand ; les lettres n’ont qu’une seule valeur (s, g, toujours « durs », z comme dans zazou etc.) ; le c qui n’a pas de valeur propre ne sera pas employé (il est inutile par exemple de transcrire [ko] par co, parce que même les Français les plus fermés aux langues sauront prononcer ko). Il est évidemment toujours conseillé d’apprendre l’alphabet correspondant : entre 20 et 30 signes, c’est à la portée d’une intelligence moyenne.
Quant aux langues écrites en caractères latins (de même que celles qui ont une transcription officielle comme le chinois ou le japonais), il faut d’abord savoir que leurs règles de lecture ne sont pas celles du français, et qu’elles sont la plupart du temps beaucoup plus simples, si on fait exception de certaines langues aux règles orthographiques particulièrement tordues comme l’anglais. Il est donc indispensable d’apprendre les quelques particularités du code de lecture de chaque langue. Il est fortement déconseillé d’essayer de « transcrire » ces langues, d’autant plus qu’il y a des sons qui n’existent pas en français, pour lesquels il faudrait donc inventer un code, alors qu’il existe déjà !
Sans entrer dans des détails trop techniques, il est bon de savoir ce qu’est un phonème. Les sons sont comme des couleurs : on peut passer insensiblement de l’un à l’autre, mais pour être clair il faut éviter les zones intermédiaires, et elles ne sont pas les mêmes d’une langue à l’autre. Ainsi les Français ont du mal à entendre une différence entre ci et czy, alors qu’en polonais ce sont deux mots totalement différents. Inversement les Polonais n’entendent pas la différence entre violent et violon. Il ne suffit donc pas d’entendre une fois un mot pour le prononcer de manière compréhensible, parce qu’on aura tendance à interpréter les sons en fonction de ceux qu’on connaît déjà. Il faut aussi un effort d’analyse et de réflexion (oui, je sais, ça fatigue). Ainsi le mot russe тебя, transcrit ici t’ib’a, ne se "prononce" ni [tebïa], ni [tïebïa], ni [tibïa], parce qu’aucune transcription lue par un francophone non averti ne peut rendre compte assez précisément de la prononciation d’un t "mouillé" de manière à ce qu’il soit reconnu à coup sûr comme tel par un russophone, ni de la manière dont il influe sur la voyelle qui le suit. Inversement, il est inutile d’ergoter sur la prononciation du japonais dont la phonologie est très simple. Ce sont les Japonais qui ont du mal à prononcer les langues étrangères, ils n’arrivent pas à distinguer le l du r roulé par exemple ; s’ils vous proposent du "law fish", ce n’est pas une espèce typique de la mer de Sagami, c’est tout simplement du poisson cru. Mais eux vous comprendront toujours, que vous prononciez un r roulé ou un l, parce qu’ils entendront la même chose. De même les Espagnols quand vous dites b et v, puisque pour eux c’est le même phonème ; c’est pourquoi ils ont beaucoup de mal à distinguer la basse de la vase, puisqu’ils ignorent également le phonème [z]. En revanche ne prononcez pas leur r comme en français, et encore moins la jota qui est pour eux un son complètement différent.
Il existe un défaut fréquent chez les francophones et facile à corriger, qui consiste à nasaliser les digraphes an, on, in ; dans le mot espagnol comandante par exemple, il n’y a aucune voyelle nasale, c’est comme si on disait "comme Anne Danne, thé" ; tous les francophones peuvent dire ça pour peu qu’on leur présente une femme qui s’appelle Anne Danne. Certes je ne l’ai pas encore rencontrée, et je ne suis donc pas prêt de vous la présenter, mais en attendant faites comme si.
En résumé, la difficulté se décompose en deux étapes : 1) connaître le code de lecture, ce qu’on devrait pouvoir exiger de tout être doué de raison ; 2) essayer de reproduire les sons inconnus du français, même de manière approximative, et ne pas considérer en tout cas que c’est impossible a priori en disant : je suis français, je ne peux pas rouler les r.
Pour les langues figurant dans notre section "ressources linguistiques", consultez la rubrique correspondante (jamais définitive et jamais parfaite, mais nous sommes prêts à tenir compte de vos critiques constructives).
Pour l’anglais, je vous renvoie à vos livres de sixième, parce que dix pages n’y suffiraient pas, tant la phonologie est particulière et l’orthographe absurde. Je rappellerai simplement aux incrédules que le groupe ea se prononce de 6 façons différentes (heap, head, heart, earth, break, theatre) ; que le g se prononce de deux façons qui dépendent non du contexte phonétique, mais de l’étymologie, et reconnaissez qu’il est assez rare qu’on se promène avec un dictionnaire étymologique anglais sous le bras ; et que le s se prononce parfois comme j en français (measure) ; Essayez simplement de vous rappeler que le digraphe th se prononce de deux façons, mais jamais comme un z !
Gallois : c = [k] ; ch = [kh] (Ach-Laut de l’allemand) ; dd = [dh] (th dans l’anglais this) ; th = [th] (th dans l’anglais thin) ; f = [v] ; ff = [f] ; g et s toujours durs ; r roulé ; h comme en allemand et en anglais ;
si = [sh] ; le phonème le plus particulier est le ll qui se prononce comme un Ich-Laut de l’allemand suivi d’un l [çl] ; le w est une voyelle [u] (comme ou en français) ; ex. : cwrw [kuru] bière ; u comme ы en russe ; y [i] ou [e].
Hébreu : l’hébreu moderne comporte peu de phonèmes étrangers au français : le Ach-Laut de l’allemand et le h ; la transcription se fait selon un système simplifié qui ne tient pas compte des différence purement orthographiques. Les consonnes dont la valeur est variable sont transcrites selon leur prononciation : beyt est transcrit b ou v, pey p ou f, kaf k ou kh. Inversement, quf est trancrit k, et le tet est toujours transcrit t et n’est donc pas distingué du tav ; le alef (coup de glotte) est transcrit par une apostrophe droite ’ et le "ayn par " (guillemet droit), mais ces phonèmes sont à peine audibles dans la prononciation moderne occidentale.
Latin comme la prononciation varie selon l’époque et le pays, le principe est d’adopter la prononciation pour laquelle la musique é été écrite : pour les chants d’Eglise composés en France, on adoptera la prononciation à l’italienne : ci [tshi] sci [shi] etc. Integer vitae a été composé en Allemagne à la fin du 19e siècle : g toujours dur ; c [ts] ; sc [sts].
Le slavon se prononce à peu près comme le russe, mais le г se prononce [gh] comme le gamma en grec moderne (qui ressemble au r parisien) ; il ne se prononce jamais [v] comme en russe dans les désinences du génitif masculin des adjectifs ; le o garde toujours sa valeur quelle que soit sa position par rapport à l’accent tonique ; il n’y a pas de ё, le е se prononce toujours ’e (é mouillé) : тебе поем = [t’eb’e poïem] (alors qu’on dirait en russe [t’eb’e païom]). Mais le e n’est pas mouillé dans le slavon des Bulgares et des Serbes, qui prononcent donc [tebe poem].
Le swahili est une langue de contact ne présentant aucun phonème exotique, et donc aucune difficulté pour le francophone de base, à condition de rouler les r bien entendu ; j, ch et sh comme en anglais ; et bien sûr les lettres n’ont qu’une seule valeur, g toujours dur etc.
Slovaque les règles sont les mêmes qu’en tchèque ; mais ne leur dites pas, ça pourrait les vexer. Mais vous pouvez leur dire éventuellement que c’est l’inverse.
Le zoulou comporte des clics articulés en détachant rapidement la langue du palais, comme lorsqu’on imite le bruit du galop d’un cheval, avec trois variantes correspondant au point d’articulation (près des dents, en haut ou en arrière du palais) ; on arrive assez facilement à imiter ces sons de manière isolée, mais ils sont assez difficiles à reproduire dans leur contexte phonétique. Le c de cwele (dans l’hymne sud-africain) ressemble au son qu’on produit pour protester et que l’on transcrit tss tss. ; le h qui suit une plosive ne la transforme pas en fricative (comme dans l’anglais with), mais la renforce (un peu comme la prononciation de p et t en chinois). Comme les touristes zoulous sont pour l’instant beaucoup plus rares que les touristes allemands, je ne vous refais pas le coup de la tour Eiffel (qui reste valable pour l’allemand et le castillan, et même le japonais), mais vous trouverez des enregistrements de ces sons sur le site isizulu.net/p11n/sounds ; chaque type de clic est enregistré cinq fois : simple, suivi de h, précédé de g, précédé de n, précédé de ng).
Nous ne saurions trop vous mettre en garde contre la transcription particulièrement absurde de la phrase en zoulou de "Né quelque part" (nom’ inqwand’ yes qwag iqwahasa) donnée par À cœur joie : non in crandiès croî quy croî a ça. Ce qui friserait presque le racisme anti-zoulou et n’est qu’un encouragement scandaleux à la paresse linguistique proverbiale des Français.
NB : ce texte est repris et développé dans un petit livre publié aux éditions Auberbabel.