Phonèmes
Mercredi 10 novembre 2010
Le phonème est un petit animal très familier mais très mal connu. On ne peut en effet rien dire sans que ce soit une suite de phonèmes : même quand le bourgeois gentilhomme dit ô, c’est un phonème. Mais il ne le sait pas, et la plupart d’entre vous non plus d’ailleurs. Sinon, vous ne croiriez pas dur comme fer qu’on peut écrire n’importe quelle langue comme si c’était du français. Ou que les signes c et h réunis sont intrinsèquement liés au son qu’il représentent dans le mot chat (je devrais dire « au phonème », mais vous m’accuseriez de tourner en rond). Ou que c’est une loi de la nature qui veut que le s se prononce z entre deux voyelles, et qu’il est donc "naturel" de prononcer [nkozi] quand c’est écrit nkosi.
Or le digraphe ch (c’est juste pour frimer que j’emploie ce mot savant) ne se prononce pas toujours comme dans chat, même en français. Je suppose que vous avez entendu parler du Christ, même si vous n’êtes pas croyant. Et si ça se trouve, vous êtes peut-être même membre d’une chorale… Nous avons donc trouvé sans aller chercher bien loin quelques exemples de la complexité de l’orthographe du français, et il me semble bien inutile de vouloir s’encombrer de ces règles de lecture absurdes quand on aborde les autres langues, qui s’écrivent souvent de manière beaucoup plus simple. A part l’anglais où c’est encore plus compliqué, sous l’influence entre autres du français ! Mais grâce à Dieu ce n’est pas notre langue préférée.
Certes on peut toujours s’amuser à écrire l’italien comme si c’était du français. Si on fait lire « couesto coré » à des francophones, en leur demandant juste un petit effort pour rouler le r (on peut rêver), on obtient presque de l’italien, et au moins personne ne dira « kesto » comme les membres d’une chorale que je ne nommerai pas pour ne pas faire de peine aux « chaos du chœur ». On n’aura pas les accents toniques, mais ils sont de toute façon pris en compte par la musique. En revanche, pour le portugais ça devient déjà plus acrobatique : comment transcrire par exemple la prononciation de quem, qui ressemble au français "quille" en remplaçant le i par in ? Si on met un n entre le i et les deux ll on n’aura plus le son mouillé, on obtiendra quelque chose comme « kinle ». J’ai entendu au festival Polyfollia de Saint-Lô une chorale, dont j’ai heureusement oublié le nom, qui prononçait le y du polonais comme eu dans "deux". C’est nul, et en tout cas je peux vous dire que ça ne fait pas du tout polonais. Quitte à inventer des transcriptions acrobatiques, pourquoi ne pas expliquer tout simplement quelques règles de prononciation aux francophones, qui ne sont pas tous des ignorants prétentieux comme on le croit souvent à l’étranger ? Après tout il n’est pas inutile de savoir lire à peu près quelques langues en étant compris de ses locuteurs, ça peut même parfois servir à obtenir ce qu’on veut.
Au passage vous aurez peut-être compris que « phonème » est un mot savant pour « son », avec une différence importante quand même, c’est qu’il ne désigne chaque son que par rapport à sa fonction dans le langage, qui est de se distinguer des autres phonèmes : on peut ainsi faire la différence entre la basse et la vase, même si cette différence échappe à nos amis (et même à nos ennemis) hispanophones.
Cet exemple nous montre déjà que les phonèmes d’une langue ne correspondent pas exactement à ceux des autres, sans aller chercher des langues trop exotiques, ou du moins trop lointaines. Dans le mot espagnol rojo, qui veut dire rouge, le r est roulé, et le j correspond à un son qui n’existe pas en français, mais que la plupart des Français assimilent à leur r non roulé. Si bien que pour reproduire ce mot il vont dire roro, sans rouler les r, ce qui est tout à fait incompréhensible pour une oreille espagnole non avertie. Voilà un mot très simple qu’il est impossible de « transcrire » de telle sorte que les Français qui refusent d’apprendre les langues étrangères le prononcent de manière à se faire comprendre.
Les organes de la parole sont les mêmes chez les Français et les Espagnols, et même chez les Toungouzes. Encore faut-il apprendre à s’en servir correctement en fonction de la langue qu’on veut parler. Il y a bien sûr des similitudes dans le système phonémique des différentes langues. Mais similitude n’est pas identité.
Les plosives p t k de l’anglais et de l’allemand sont plus plosives qu’en français. Ce n’est pas trop gênant. Cela donne au pire un « accent » qui permet de se moquer gentiment de nos voisins même si on les comprend. Mais il arrive qu’un b soit tellement plosif qu’il puisse être interprété comme un p. C’est ce qui se passe en chinois. Mais ce n’est pas parce qu’on le transcrit p qu’on a résolu le problème : le b plosif n’est pas un p. Et il faudra en outre trouver une autre transcription pour le p plosif. On peut trouver des systèmes de transcription indiquant cette différence, par exemple un petit h en exposant. Mais la transcription ne dispense pas d’une explication et d’une réflexion. Oui, je sais, ça fatigue. Mais pour chanter, il faut de toute façon faire un effort pour apprendre le rythme, la justesse, les nuances. Et pour chanter dans une langue étrangère, il faut en plus apprendre à la prononcer à peu près correctement, de manière au moins à être compris par les locuteurs de cette langue. Et on peut même essayer de comprendre ce qu’on chante : ce sera encore plus convaincant.
Lorsque vous entendez une langue étrangère, vous interprétez les sons en fonction de ceux que vous connaissez déjà. On peut faire l’expérience en faisant écouter une langue que personne ne connaît et en faisant transcrire à chacun les sons qu’il entend. Si chacun relit le texte de son voisin, il est probable que les locuteurs de la langue en question auront du mal à comprendre de quoi il s’agit.
Je vous en donne quelques exemples vécus (et qu’il est donc inutile de contester) : quand j’écoutais les Machucambos chanter « que bonitos ojos tienes », j’entendais quelque chose que je pourrais transcrire phonétiquement : [ke bonito sokos tien] ; pourquoi ? Je ne savais pas où était la frontière entre les mots, et j’interprétais la jota, dont j’ignorais l’existence, comme un [k] ; et j’éliminais la finale non accentuée du verbe tienes ; mais finalement ça ressemblait quand même plutôt plus à de l’espagnol que ce produit le francophone têtu et paresseux, qui serait quelque chose du genre : qué bonitosse orosse tiènesse, avec une intonation typiquement française qui consiste à accentuer légèrement la dernière syllabe de tous les mots. L’ignorance est donc préférable à la paresse et à l’entêtement : c’est une excellente condition pour apprendre. Encore faut-il le vouloir.
Autre exemple plus classique : dans les chants anglais, les choristes écrivent un petit z sous le th et pensent avoir résolu le problème. Mais the ne se prononce pas [ze], il faut mettre la langue entre les dents et tout ceux qui ont une langue et des dents (même fausses) peuvent le faire. Quant aux autres, ils ont certainement du mal à se faire comprendre, même en français.
Dernier exemple un peu plus tordu : эх дороги (que l’on pourrait transcrire [ekh darog’i]) devenait dans ma "transcription" d’ignorant : [esheta rozi] ; ici j’avais interprété le х russe, qui ressemble un peu à la jota, comme le ch de chat ; j’entendais le d, sans doute plus plosif qu’en français, comme un t, et le g qui est « mouillé » par le i, comme un z.
Ces exemples prouvent qu’il ne suffit pas « d’entendre » quelque chose pour le reproduire fidèlement. Les enfants mettent plusieurs années pour arriver à reproduire correctement les sons qu’ils entendent, ils passent par des phases d’approximation, zozotement, assimilation du k au t etc. Et comme les adultes ont la tête dure, rechignent à faire des efforts et acceptent mal qu’on les corrige, et que de toute façon ils n’ont pas cinq ans à perdre pour chaque langue, ils doivent essayer de compenser en écoutant les explications et en faisant quelques exercices.
Et le premier qui dit « elle a dit okos » après avoir entendu notre référente espagnole lire le texte cité plus haut aura un mauvais point. Et quand vous aurez totalisé plus de 10 mauvais points, je démissionnerai. Et ce sera tant pis pour vous.
Michel Fagard